Bodies in Urban Spaces, ou comment faire corps avec l'espace urbain !

Il est possible que vous ayez en tête les images de son travail sans forcément connaître son nom. Le chorégraphe autrichien Willi Dorner propose depuis 2007 la performance Bodies in Urban Spaces. On y voit des corps vêtus de joggings colorés s’imbriquer les uns dans les autres, tels des pièces de Lego, comblant des interstices dans l’espace urbain. Les performeurs tiennent une position acrobatique une poignée de secondes, avant de courir jusqu’au point suivant et de proposer ainsi un parcours à travers la ville, nous invitant à changer la façon dont nous percevons l’espace. 

Cette performance devenue culte a tourné dans plus de 110 villes à travers le monde, et voici qu’elle revient en France. Cet entretien est l’occasion de faire un point d’étape avec son créateur...

Bodies in Urban Spaces est votre projet le plus connu, cette performance a rencontré le public dans d'innombrables villes, petites et grandes, mais comment tout a commencé ?

J’ai commencé à vouloir travailler hors du théâtre, à m’intéresser à la notion d’espace en dehors de la scène. Il se trouve que l’on m'a proposé une résidence dans un immeuble résidentiel neuf à Vienne, qui venait d’être construit par un architecte de renom. Il m'a demandé si je voulais travailler à l'intérieur des appartements, car la moitié d’entre eux étaient encore vides. J'ai alors eu l'idée de remplir ces espaces inoccupés en mettant en scène des corps qui se tiendraient immobiles dans les interstices. Le résultat a été une série photographique, prise dans ces appartements.

Comment cette série d’images est-elle devenue une performance proposée dans les rues ?

J’ai rencontré Pascale Henrot en 2007, lorsqu’elle était programmatrice pour le festival Paris Quartier d’été, je lui ai montré une série de photos, qu’elle a aimée. J’ai par la suite travaillé avec des étudiants de Barcelone pour transformer la série photo en une performance à l’extérieur. Nous avons donc fait un premier parcours à Barcelone et la première ne s’est pas très bien passée. La performance était présentée dans un festival de danse et le public s’attendait à ce que ces corps immobiles se mettent à danser à un moment donné. Mais cela ne s’est pas produit et pas mal de monde partait au fur et à mesure. Mais Pascale Henrot était présente, elle a beaucoup aimé et m’a donc invité à faire Bodies In Urban Spaces l’année d’après pour le festival Paris Quartier d’été. Cette fois-là ça a été un grand succès dans le monde entier.

Les espaces où les corps interviennent sont repérés et choisis en amont, on imagine des temps de répétitions pour que chaque performer s'intègre là où il est censé s'adapter, pouvez-vous nous parler un peu du processus ?

Le parcours doit traverser différents quartiers de la ville, parce que je souhaite que les gens aillent là où ils ne vont pas. En arrivant quelque part je pose toujours des questions sur les contextes politiques, architecturaux, sociaux qui concernent telle ou telle partie de la ville. En groupe les gens se sentent protégés, ils marchent ensemble dans des endroits où ils auraient peur d'aller seuls. Après le Covid, la prise de conscience de vivre dans des espaces contraints est devenue très forte. Quelle est ma place dans la ville ? J'ai besoin de plus de vert, j'ai besoin d'air, d'espace, cette crise a quelque part aidé à faire avancer ces questionnements en nous je pense.

En tant que chorégraphe travaillant avec la perception de nos corps en mouvement dans les espaces publics, cela vous donne-t-il envie de travailler dans d’autres contextes, d’autres types d’espaces ?

Mon travail a changé et se développe dans d’autres contextes ces dernières années, notamment par l’évolution personnelle de mes réflexions et de mes intérêts. Récemment j’ai chorégraphié trois solos et un duo pour la scène, et produit de nouvelles installations. Je me suis beaucoup intéressé aux médias, j'ai été inspiré par cette situation durant les confinements, d'être seul à la maison, de parler aux gens par visioconférence depuis son isolement, il m'intéresse de questionner ces situations. Je me tourne à présent davantage vers la réalisation de films.

Et qu'est-ce qui vous a fait passer de la production de pièces de danse à un intérêt plus marqué pour la production cinématographique ?

J’appelle cela mon virage philosophique. Vers 35 ans, j'avais atteint un point où j'avais été interprète, j’étais chorégraphe, mais quelque chose me manquait et j’ai voulu commencer à me former à autre chose.

C’est à ce moment-là que vous décidez de sortir de scène et de travailler hors du théâtre ?

C’était un grand conflit personnel en réalité à l’époque, lorsque j'ai réalisé que pour travailler sur l'espace, il fallait quitter la scène. Pour moi, en tant que chorégraphe, c'était comme si quelqu'un me disait « fais autre chose ». C'est un changement important, à mon sens il n’est pas possible d’utiliser l'extérieur comme un arrière-plan, un décor où simplement opérer la transposition d’une matière existante chorégraphiée pour un espace scénique. Il faut soudain faire face à l'espace et à son caractère. Je dis cela parce que ce n'était pas si facile d'abandonner ce que j'avais l'habitude de faire. C'est aussi à ce moment-là que je me suis intéressé aux différents médias car ils m'ont aidé à comprendre notre perception de l’espace justement. Les supports visuels, les vidéos sont si importants de nos jours qu’il m’intéressait de voir comment les images ont tendance à couvrir nos autres sens qui ne passent pas par la vue.

Puisque nous avons parlé de l'importance de l’expérience kinésique lors du partage du travail avec le public, n'est-ce pas frustrant pour vous de travailler sur un film, d'être un peu plus éloigné de cette réception directe ?

Faire un film est satisfaisant à mes yeux vis-à-vis de l’importance de pouvoir travailler plus longtemps sur un même projet. Honnêtement je suis un peu fatigué de produire des pièces de danse. Le film est constitué d’une petite équipe, ma femme et moi, c'est beaucoup plus calme, on peut décider quand aura lieu la première, décider de donner au projet le temps dont il a besoin. C'est agréable. Et c'est ma façon de produire maintenant.

Extrait des propos recueillis par Marie Pons pour maculture